Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

dimanche 17 août 2025

GAZA


Il y a quelques semaines, je me suis fait traiter de "suprématiste blanc" parce que je ne parle jamais de Gaza dans mes messages sur Facebook. Naguère, postant une chronique sur Tristesse de la terre, récit d'Éric Vuillard qui évoque l'extermination des Indiens aux États-Unis et la falsification de l'histoire dans les spectacles de Buffalo Bill, j'ai, pour la première fois, osé en préambule cette allusion : "Des Indiens en Amérique aux Gazaouis au Moyen-Orient, la comparaison vient vite à l'esprit, hélas !"

Deux commentaires m'ont aussitôt alerté. Le premier : "Comparaison n'est pas raison...". Le deuxième : "Ce peuple a voté pour le Hamas. Il doit être dénazifié. Le comportement des Gazaouis les a déshonorés pour toujours. Quand on pisse contre le vent, on se rince les dents." 

Il est toujours bon de rappeler que comparaison n'est pas raison. Qu'elle vienne à l'esprit ne constitue pas une erreur si l'on s'en détourne rapidement. Il s'agit-là d'un travail de fond où la pensée doit se méfier des émotions qui la traversent et faussent l'entendement. J'essaie de m'y employer avec mes connaissances dont je vérifie en permanence la validité. Le deuxième commentaire me laisse en revanche perplexe. Il me fait penser aux propos de Sarah Nietzsche  qui voit des nazis partout. "Netanyahu est un nazi. Macron est un nazi. La France est nazie. L'Europe aussi en grande partie."

Comment voulez-vous que je me dépêtre d'un tel salmigondis ? Assimiler le terrorisme islamique et sa dictature sanguinaire au nazisme me laisse pantois. Assimiler le peuple israélien au nazisme suffoque le peu de compréhension que j'ai du monde. Ces imprécations sont l'expression de forteresses vides. Du nazisme pandémique à l'islamo-gauchisme enkysté, en voilà des stigmates !  Et c'est ainsi que la vérité des invariants de l'Histoire disparaît dans le tohu-bohu des passions délétères. Les mécanismes du désir de possession et de la volonté de puissance, à l'œuvre depuis la sédentarisation de l'humain et le marquage territorial du concept de propriété, ne sont plus questionnés en se déprenant de la figuration stérile des camps retranchés. Dès lors, toutes les conditions sont réunies pour que, bientôt, nous vivions dans nos villes et dans nos campagnes des affrontements sporadiques assimilables à une guerre civile. 

Cela dit, et c'est bien peu, j'en ai conscience, revenons-en à Gaza. Comme tout le monde, les attentats du 7 octobre m'ont tétanisé. Cette date restera longtemps dans les mémoires sans qu'on ait besoin d'en préciser l'année. L'épouvante islamique en Palestine, au Liban, au Yémen, en Iran et ailleurs est à combattre sans relâche avec les moyens légitimes des conflits armés tels qu'ils sont définis par les conventions internationales. La réplique du gouvernement israélien et de Tsahal fut donc légitime contre le Hamas et le Hezbollah. Seulement voilà, organiser l'élimination de ces mouvements diaboliques ne doit pas justifier l'élimination programmée des peuples. Faut-il rappeler cette évidence ? Les premiers bourreaux des Palestiniens sont les chefs et les sbires du Hamas. Et Netanyahu pourrait devenir le bourreau de son peuple en fabriquant à coups de bombardements aveugles des légions de terroristes parmi les enfants affamés... Son désir revendiqué de déporter les rescapés en Afrique noire est une abjection supplémentaire. 

Faire ce constat, signifié par des israéliens de plus en plus nombreux, y compris des  survivants d'Auschwitz, des dignitaires de l'armée, des écrivains comme David Grossman... ne constitue pas un péché d'antisémitisme. De même, défendre le peuple palestinien ne fait pas de ces personnes des islamo-gauchistes. C'est, là encore, un néologisme vide dans la forteresse vide des imaginaires empêchés... Celui, par exemple, de Bernard-Henri Lévy, homme d'affaires et philosophe en lavallière. 

Voilà. Je ne suis ni nazi, ni suprématiste blanc, ni islamo-gauchiste. Je me suis définitivement détourné de La France Insoumise qui a tant tardé à reconnaître l'horreur du Hamas. Je ne lui pardonne pas cet enlisement idéologique. Je ne pardonne aucun enlisement idéologique, qu'il émane des extrêmes de notre échiquier politique ou du centre qui signe une autre forme d'extrémisme, celui du libéralisme et du capitalisme. J'essaie, je l'ai déjà dit, de garder mon assiette comme Montaigne le fit pendant les guerres de religion au seizième siècle. Et, comme Wittgenstein, je tente, certes maladroitement, de détricoter l'écheveau des représentations philosophiques et politiques avec mes deux hémisphères. De la même façon que, marchant et rêvant dans les rues de mon quartier, je m'appuie sur mes deux jambes, hésitant, forcément hésitant, mais convaincu que l'humain n'est jamais tout à fait mauvais.

L'espoir luit. Je ne pisse pas contre le vent. Mes dents sont trop fragiles.

samedi 16 août 2025

Eric Vuillard, Tristesse de la terre (Buffalo Bill et Sitting Bull)


"La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et des dizaines de bisons. On aurait dit une autre arche de Noé. Les bisons tanguaient dans leurs box au rythme de la houle et dégueulaient dans leurs mangeoires ; ils avaient le mal de mer." À cet attirail vivant s'ajoutaient "30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile, 8 000 sièges, 10 000 pièces de bois et de fer"...

Tristesse de la terre d'Éric Vuillard raconte l'histoire du Wild West Show créé par Buffalo Bill en 1883. L'histoire du spectacle est vraie, la troupe a sillonné les États-Unis en long et en large, a pris le bateau pour donner moult représentations en France et en Europe, mais le récit de la conquête de l'Ouest est entièrement bidonné. Nous dirions aujourd'hui qu'il s'agit d'une machine à cash émotionnel comme il y en a quelque part en Vendée... et ailleurs... 

Excellent tireur, grand chasseur de bisons, éclaireur chevronné de la cavalerie, Buffalo Bill a connu la célébrité grâce aux romans populaires qui narraient ses exploits. Et la folie des grandeurs l'a submergé au point de créer une ville qui porte son vrai nom : Cody. Et l'appât du gain, cet insatiable démon, le mènera à la fin de sa vie à la déroute et à la solitude. L'avant-dernier chapitre du récit s'intitule "Les princes du divertissement meurent tristes".

La tristesse est aussi celle de Sitting Bull. Même s'il n'y a pas participé directement, il est le héros de la victoire des Indiens à Little Bighorn contre les troupes du général Custer. En 1885, après avoir connu l'exil puis la prison, le voilà enrôlé pour 50 dollars par semaine dans le Wild West Show. Dès son entrée sur scène où il effectue un tour de piste sur son cheval, "la foule hurle, l'insulte. On crache." Combien de fois dans un mois se répète l'expression de la haine ? "On dirait qu'elle vient de très profond, du fin fond de nos entrailles de larves... et on se laisse entraîner impuissants vers les précipices." La machine à cash est impitoyable. Et les spectateurs se moquent bien de savoir si Wounded Knee a été une bataille ou un massacre dirigé depuis une colline par l'épouvantable Nelson Miles. Dans le campement en contrebas, surtout des femmes et des enfants, il n'y eut qu'un survivant. Une petite fille nouveau-née blottie dans les bras pétrifiés de sa mère. Une violente tempête de neige ; c'est l'hiver dans le Dakota en ce 15 décembre 1890, a retardé le creusement d'une fosse commune et l'enfouissement des cadavres. "Ce fut une moisson sinistre. On voit rarement de telles charrettes pleines de morts. Des mains roidies passaient entre les barreaux. La chair avait gelé."

À l'origine de cette boucherie, l'éternelle voracité des possédants ivres de puissance. "Les grands éleveurs espéraient faire peur aux fermiers qui s'installaient de plus en plus nombreux dans la région et dont les parcelles morcelaient leurs immenses pâturages." Le bouc émissaire, qu'il fallait exterminer, n'était pas difficile à trouver... Et l'abjection ne s'arrête pas là, la petite fille rescapée en saura quelque chose. Et puis, encore et encore, l'argent à faire. Sans business, le show se réduit à un spectacle ordinaire. Le prolonger dans des boutiques d'artisanat indien autour des chapiteaux augmente le divertissement de masse. "On jette un œil, on enfile un collier. On voudrait bien un tomahawk, une plume même !" Certains de ses objets proviennent de champs de bataille où des individus sans scrupules ont détroussé les morts, allant jusqu'à les scalper. Ainsi, au tout début du roman, le lecteur fait la connaissance du dénommé Riley Miller qui "assassinait [des Indiens] puis leur prenait leurs mocassins, leurs armes, leurs tuniques, leurs cheveux, tout. Hommes, femmes ou enfants. Une partie des reliques exposées à la foire de Chicago venait de là."

Pour mémoire, en France au tournant du vingtième siècle, de nombreuses expositions coloniales ont exhibé des centaines d'indigènes parqués dans des enclos et rassemblé des millions de visiteurs. Une pareille ignominie s'est reproduite en 1994 dans un zoo près de Nantes (source Radio-France). On y créa Le village de Bamboula. "Soignés par des vétérinaires, ces êtres humains exposés pour le folklore étaient aussi enfermés : le directeur du parc leur avait confisqué leurs passeports, prétendument pour ne pas qu'ils les perdent..." Oui. Vous avez bien lu. 1994 !


Treize photos de l'époque accompagnent le récit d'Éric Vuillard.  Prises par des journalistes ou l'entourage de Buffalo Bill, elles sont un dispositif publicitaire au service du grand barnum. "Sur cette célèbre photographie, Sitting Bull et Buffalo Bill se tiennent la main pour toujours. Pourtant, non seulement cette poignée de main ne veut rien dire - ce n'est rien d'autre qu'un coup de pub - mais pour servir l'opération promotionnelle, le cliché devait témoigner de deux éléments contradictoires : la réconciliation des peuples et la supériorité morale et physique des Américains."

Le lecteur, bien sûr, ne manquera pas de faire des rapprochements avec l'actuel président des États-Unis, ce forban ridicule, ce valet de la quincaillerie...

Tristesse de la terre d'Éric Vuillard est disponible en Babel au prix de 7, 30  €.

mardi 12 août 2025

Le poème retrouvé de Laforgue


J'avais dix-sept ans en octobre 1972. J'étais en première au lycée Guez-de-Balzac à Angoulême. Je ne comprenais à peu près rien de mes semblables qui se montraient à l'aise d'être là. Je ne parlais pas des filles. Je ne parlais pas de mes "vieux" parce que je ne les connaissais pas. Le soir, dans la salle d'étude, plutôt que de m'affairer aux devoirs en cours, je lisais autre chose et j'écrivais autre chose. Oui. Autre chose. Cet indéfini-là qui m'accompagne encore aujourd'hui même si j'ai appris au fil des ans à lire et à écrire. 

Il y avait, sur la place Louvel à côté du Palais de justice, la librairie Roy. C'est là que j'ai découvert un recueil de textes de Bakounine, fiévreusement annoté mais hélas perdu quand j'ai quitté, en catastrophe, le lycée au mois de décembre de la même année... Et j'ai découvert aussi Salvador Dalí. Et Lorca, Romancero gitano, que mon professeur de lettres en seconde m'avait offert. Et Jules Laforgue, son Poètes d'aujourd'hui chez Seghers. Annoté à l'encre turquoise qui a bien résisté. En face du texte L'hiver qui vient : "Très beau poème. Laforgue a l'air de préférer le soleil. Moi je suis comme Jacques Brel. Je préfère la brume et le vent." En face du texte L'impossible : "C'est un très beau poème. Vraiment Laforgue est un poète, un visionnaire mélancolique." À bientôt soixante-dix ans, cet impossible continue ses entretiens dans ma tête. Le voilà :

Je puis mourir ce soir ! Averses, vents, soleil

Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes moelles.

Tout sera dit pour moi ! Ni rêve, ni réveil.

Je n'aurai pas été là-bas, dans les étoiles !

 

En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,

Pèlerins comme nous des pâles solitudes,

Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,

Des Humanités sœurs rêvent par multitudes !

 

Oui ! des frères partout ! (Je le sais, je le sais !)

Ils sont seuls comme nous. - Palpitants de tristesse,

La nuit, ils nous font signe ! Ah ! n'irons-nous, jamais ?

On se consolerait dans la grande détresse !

 

Les astres, c'est certain, un jour s'aborderont !

Peut-être alors luira l'Aurore universelle

Que nous chantent ces gueux qui vont, l'Idée au front !

Ce sera contre Dieu la clameur fraternelle !

 

Hélas ! avant ces temps, averses, vents, soleil

Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes moelles,

Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni réveil !

Je n'aurai pas été dans les douces étoiles ! 

 

PS : Mais pourquoi je raconte tout ça ? Parce que je vieillis pardine, dans dix ans, si la vie me prête encore vie, je vous narrerai mon existence ante partum. 

lundi 11 août 2025

Clotilde Escalle, Jérôme, tout au bord


La ressourcerie est un dépôt de bric-à-brac dans un village qui résiste tant bien que mal à la débâcle du monde, à quelques encâblures d'une zone industrielle en déshérence. Les habitants lui confient toutes sortes d'objets dont ils n'ont plus l'utilité, qui les encombrent. Beaucoup sont des vieilleries familiales à brader ; on ne sait pas comment elles ont pu durer.

Il y a un fauteuil dans cette ressourcerie où les gens se croisent volontiers et prennent le temps de la conversation. Le fauteuil de Jérôme. "Tu es paradoxal, Jérôme, tu donnes le fauteuil de ta mère et tu viens t'y asseoir toute la journée." Ah ! c'est que c'est un grand bric-à-brac aussi dans sa tête, et ça ne date pas d'aujourd'hui. Évidemment, la mort de la mère n'arrange pas les choses. Ni les souvenirs. Encore moins la solitude dans la "masure" vide. Et ça pèse, avec et sans douleur, comme un huis clos même dehors. "Tu te voûtes de plus en plus, Jérôme. Et tu fixes le sol en marchant, alors qu'il faut lever la tête."

Mais lever la tête est impossible avec le vrac des pensées éclatées que rien n'assemble. S'y emmêlent trop de litanies de pourquoi et de etc. Clotilde Escalle recourt souvent au procédé de l'accumulation pour en signifier l'obsession. Jérôme, éparpillé dans son histoire aux durées disloquées, ne ressaisit de lui que des bribes. Il est en effet tout au bord de la réalité qui manque de bords. Il ne sait pas exactement comment sa mère est morte, "une belette l'aurait saignée à la gorge". Avaler, (comme des bonbons ?), les anxiolytiques de la défunte aggrave l'empêchement de ses perceptions. Son corps se démantèle. Des délires mystiques le traversent, à l'église ou pendant des réunions d'illuminés qui croient aux enlèvements par des extraterrestres et que la science est un mensonge organisé.

Les fragments qu'il écrit, fiévreux ou non, sur ses cahiers parviendront-ils à repousser les spectres qui taraudent  ? "En écrivant, il mesure ses ratages, ses vies avortées, ses vocations aussi farfelues que les élans d'un jeune chien gambadant le museau en l'air ou aboyant dans le vide. Animal, il restera, organique, pas comme au théâtre, dans l'élan d'une transe, mais comme de la chair terreuse." 

Pas comme au théâtre. Il en est pourtant beaucoup question dans ce roman sombrement incandescent. Jérôme en a fait quand sa jeunesse s'égarait dans des études improbables. Du théâtre sur des tréteaux sans planches. Où il hantait Artaud qui le hantait. Sauf erreur de comptage, l'interné de Rodez est cité huit fois. Beckett aussi est mentionné, ainsi que la toujours énigmatique Duras. Parmi les poètes, le lecteur aperçoit les silhouettes chagrinées de Baudelaire et Michaux qui tant eurent maille à partir avec la déraison. Jérôme n'aime pas le théâtre où "les autres comédiens, les poudrés, déclament leurs privilèges sur les scènes nationales, comme pour un défilé de mannequins". Il aime le théâtre où il n'y a pas "d'histoires et un grand vide".

Et c'est encore une affaire de bord. Qui amène à se poser La question : Jérôme est-il fou ? Non. Jérôme n'est pas fou. Seul Constant l'est vraiment. D'ailleurs, il est régulièrement suivi pour une "révision des sentiments" à l'hôpital psychiatrique voisin, la seule institution qui tienne encore debout dans ce fichu patelin. Il passe son temps à dessiner des croix et des bâtonnets sur un cahier et voudrait les graver sur le plancher* de la maison. Déguisé en cow-boy et armé d'un pistolet en plastique, il fait le vigile devant la boulangerie et le Casino parce que le danger est partout, absolument partout. Les chemins de l'altérité, même bancals, lui sont barrés. Ce n'est pas le cas de Jérôme. Il a connu et connaît encore la mécanique de l'amour, lui ! Avec Lorella qui se prend pour la Mouette de Tchekhov. Avec Virginie qui en pince pour Hermione et ne supporte pas qu'on pisse en laissant ouverte la porte des toilettes. Avec Françoise qu'il a envie de "mordre au téton" même si elle pue le chien...

Et Jérôme est un marcheur ; voilà qui peut sauver du pire quand on étreint les arbres comme un corps amoureux. Sur les routes en lacets à la façon d'un boustrophédon, "la poitrine se desserre" et les rêves se portent mieux. "Les cailloux se transforment en papillons et la terre se mange à pleines bouchées". Surtout si elle est travaillée par les taupes insatiables dans les jardins où croisent les mémoires des morts. Du bleu de l'azur aux ocres macérés des profondeurs, tant de métamorphoses peuvent s'engendrer. Jérôme sent pousser une étrange excroissance cornée sur le bout de son pied. Et le lecteur de se poser une deuxième question : Jérôme pourrait-il se changer en oiseau et rejoindre sous la nue les amoureux de Chagall ?

 

Extrait :

Pourquoi l'ombre de maman sur le mur n'est pas aussi volumineuse que maman jadis, et puis pourquoi maman ? Pourquoi lui, pourquoi ici, pourquoi toutes ces assiettes, pourquoi les dents dans la bouche, pourquoi ce truc à dévisser dans son slip, pourquoi ces larmes dans le cœur tout le temps malgré les sourires, pourquoi ne pas être dans la tête des autres, pourquoi pas des billes de verre à la place des yeux, pourquoi manger les vaches, pourquoi parler aux renards, pourquoi tenter de faire fuir, peine perdue, la harde de sangliers, pourquoi cette peine perdue, c'est chasse tous les jours jusqu'à la fin mars, pourquoi cette lumière et que faire du lien avec sa demi-sœur, pourquoi ne veut-elle pas lui parler ? Pourquoi les extra-terrestres, quand viendront-ils ?

 

Jérôme, tout au bord de Clotilde Escalle est davantage qu'un très bon roman. C'est un livre rare. Par son indéniable puissance poétique et ses fouissements sous les abysses psychiques, là où se voilent et dévoilent les doubles fonds des doubles fonds des épouvantes qui guettent chacun de nous. Mais c'est aussi un ouvrage sensible à la détresse à bas bruit des gens de peu auxquels Pierre Sansot a consacré un essai. Il est proche également des portraits que brosse Marie-Hélène Lafon dans son roman L'annonce. Laquelle qualifie Jérôme, tout au bord de sublime. Nous lui donnons raison.

Le livre compte 205 pages et est publié aux éditions Fables Fertiles. Il coûte 18, 50 €. 

 

* Le plancher fait penser au récit éponyme de Perrine Le Querrec, qui dit la folie.

samedi 9 août 2025

Héloïse Roquencourt, Tu te souviens


Héloïse Roquencourt est née le 19 mars 2001. Après des études en histoire de l'art à la prestigieuse école du Louvre, elle devient libraire et écrit de la poésie. Nous lui avons déjà consacré une chronique en 2024. Le texte qui suit, où l'on devine comme une  mystique tracassée (bien entendable en nos temps chavirés... y compris par un "athée mal repenti"*), est publié sur Facebook. Et c'est un bonheur de le recopier ici. En attendant la parution de son premier livre, que nous lirons fébrilement.

 

Tu te souviens

la chute du visage - ce matin

et la pierre laissait passer l'archer.

Qu'il faille mourir -

tu le sais depuis longtemps déjà.

Comme un cerf - dans les vêpres pourpres -

tu attends la flèche.

 

La grange est en feu. Un agneau git sa cendre dans le pré.

Il s'est endormi autour d'œillets des champs clairs.

Tu sens que l'agneau était un ange.

L'ange sourit sous sa chair sa joie devant la mort.

Il murmure dans la tienne.

Tu viens boire sa cendre de sang noir - les poignards.

Tu écoutes 

 

Qu'il faille mourir...

 

Tu viens te coucher devant la pierre.

Tu attends l'archer. Tu sors déjà ton cœur

devant ta poitrine.

Comme un cerf - dans les vêpres pourpres -

tes deux pupilles obscures attendent

 

* Pierre Michon, in Vies Minuscules

jeudi 7 août 2025

Sôseki, Oreiller d'herbe ou le voyage poétique


Oreiller d'herbe ou le voyage poétique
de Sôseki n'est pas vraiment un roman, plutôt un récit voire un journal où se mêlent, parmi mille et une choses vues dans les paysages, philosophie, critique littéraire et picturale, considérations religieuses et propos sur la culture occidentale. L'humour y a aussi sa place et le lecteur s'en réjouit. 

Par monts et par vaux, le narrateur fuit la civilisation pour "s'exercer à l'impassibilité". Il marche longtemps, s'arrête devant des champs de colza et devine les trilles de l'alouette sous l'azur. Il imagine le tableau qu'il pourra peindre, les haïkus qu'il pourra écrire. Il jette quelques traits ou quelques mots sur son carnet, dont il n'est jamais satisfait, et raconte ses tentatives pétries de repentirs.

Après une halte dans une maison de thé, il va jusqu'à la station thermale de Nakoi et loge dans une auberge où vit la belle Nami. Son visage est d'autant plus insaisissable que son histoire est peu commune. Le Japon du début du vingtième siècle, bien que tenté par l'occidentalisation, n'aime pas les femmes libres, ces audacieuses qui osent se promener toutes seules. Nami a quitté son mari et ne s'en cache nullement, le revendique même. Les mauvaises langues disent qu'elle est dérangée et que ça finira mal. Le coiffeur du village, un malotru sans délicatesse, met en garde le narrateur : "Vous risquez de vous faire prendre au piège et qui sait ce qui vous en coûtera !"

Comment, dès lors, atteindre l'impassibilité. D'autant que la guerre russo-japonaise fait rage sur terre et sur mer. Le jeune Kyûichi, peintre lui aussi et familier du temple zen voisin, souhaite s'y engager. "Dans ce village printanier, je m'étais trompé en pensant que, comme dans un poème, les oiseaux chantaient, les fleurs tombaient, l'eau jaillissait de la source... Une partie de la marée de sang qui allait teindre de rouge la plaine de Mandchourie s'échapperait peut-être des veines de ce jeune homme. Ou fumerait à la pointe du long sabre attaché à ses reins."

Cependant, l'attrait principal du livre tient en effet à ses nombreuses digressions. L'art du haïku est souvent évoqué. L'assemblage des dix-sept syllabes ne doit pas tomber dans la facilité au prétexte qu'il apparaît simple. Exercice et commentaires à l'appui, Sôseki donne à lire les versions successives d'un haïku puis rappelle que Bashô écrivit un poème sur "un cheval urinant à son chevet". Lors d'une conversation avec Nami, il aborde sa façon particulière de pratiquer la lecture. Par exemple, lire un roman en commençant par le début n'est pas toujours le plus intéressant. On peut aussi ouvrir les pages au hasard et qu'importe si on ne comprend pas tout. En fait, tout dépend du désir que l'on a ou non de suivre l'histoire. Et Sôseki avoue à la belle impertinente qu'il est "un peu original".

Parmi les truculences de ces cheminements traversiers, notons aussi celle qui concerne les buveurs de thé. "Dans le monde poétique ils occupent leur petit terrain de prédilection où règnent la prétention et les mesquineries, aiment à prendre des airs compassés dans des postures inconfortables..." Puis, encore, celle à propos des trains. "Les gens disent qu'ils montent dans un train... je préfère dire qu'on y est chargé... Rien ne méprise plus l'originalité que le train. la civilisation, après s'être efforcée de trouver tous les moyens de développer l'individualité, s'efforce par tous les moyens de la réduire à néant."

Ne redoutant nullement la trivialité, l'auteur jubile à brocarder les "individus chicaneurs, malveillants, mesquins" et leur rapport au pet. "Ils s'imaginent que la vie consiste à faire suivre leurs semblables par un détective pendant cinq ou dix ans pour qu'il compte le nombre de ses pets. Puis, mis en votre présence, ils vous apprennent que vous avez lâché tant de pets, et un autre tant..." Et Sôseki de conclure que c'en sera fini du Japon si cette "ligne de conduite" devait se propager.

Oreiller d'herbe ou le voyage poétique est accompagné de peintures délicates "issues d'une édition de 1926 en trois rouleaux où figurait aussi le texte entièrement calligraphié". L'ouvrage, traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu,  est publié chez Picquier poche. Il compte 271 pages et coûte 10 €.

 

dimanche 3 août 2025

Le vieil homme et les oiseaux


Ce matin du dix juillet, à dix heures moins dix, me rendant à la librairie Mollat, j'ai vu un vieil homme assis sur un borne en haut de la rue Sainte-Catherine. Une barbe poivre et sel effaçait son visage mais pas sa main tendue aux trois oiseaux qui picoraient quelques graines. L'apparition de cette image m'a d'autant plus saisi qu'elle indifférait autour d'elle les figurants hébétés du quotidien. Quelques-uns, attroupés devant une sandwicherie, le regard vide, mangeaient du cholestérol. D'autres, avec leurs écouteurs à fond dans les oreilles, se laissaient déchirer par du rap ou de la techno. Cependant que le ballet des poches bourrées de fringues en solde, si tôt déjà embouteillé, signait l'absurdité du monde.

À quelques mètres de là, le tram B chuintait ou grimaçait. Je l'entendais mal. Tout mon corps était suspendu aux oiseaux autour de la main. Ils n'avaient pas peur. Ils connaissaient les gestes du vieil homme qui, probablement, avait là ses habitudes. J'ai voulu m'approcher de la scène, saisir de plus près les volètements que les grains attisaient, deviner les becs tout à leur gourmandise. L'envie m'a pris, travers coupable, de sortir mon téléphone pour photographier la scène. Et donc de la poster sur les réseaux sociaux. Les oiseaux, comme les chats, génèrent beaucoup de clics émoustillant les endorphines. Un peu de raison m'a ressaisi et j'ai passé mon chemin. Dans la librairie, j'ai oublié le vieil homme et les oiseaux. J'ai musardé du côté des écrivains japonais. Je suis allé voir les nouveautés dont la plupart sont déjà vieilles et ai découvert Chambre 908 de Sara Bourre, avec le pressentiment qu'un trésor s'offrait à moi. Puis j'ai papillonné, comme toujours je papillonne là, d'un titre à l'autre, sans lire vraiment, et quelques mots auront déposé en moi un peu de leur substance. 

À peine sorti de la librairie, la scène du vieil homme et des oiseaux m'a aussitôt ressaisi. Je n'ai pas cherché à la revoir. Je suis resté dans son surgissement. La seconde où un phénomène apparaît détermine bien des durées dans la mémoire. Qui tiennent à l'environnement de l'apparition. Cette rue-là, ouverte sur une grande place de la ville avec son théâtre et plus loin sa colonne des Girondins, traversée d'espaces flous mal emboités sous un soleil montant. Cette heure-là, encore matinale, occupée déjà par des touristes volubiles ou étourdis dans le roulis des valisettes. 

Un mois presque a passé. Quelqu'un a peut-être photographié l'homme aux oiseaux sur la borne. Ou il aura fait une vidéo. Sur laquelle on entend des conversations. Les oiseaux ne manquent pas de bagout. Le vieil homme non plus, quand la solitude plombe.

Photo d'un hippocampe feuillu à Mouguerre au détour d'un talus. 

samedi 2 août 2025

Julie Nakache, Le sang des filles

 
De la pureté à la souillure et inversement, le sang parcourt tout le spectre des représentations humaines. Élixir ou poison, part bénite ou maudite dans les émois du corps, son flux tumultueux étreint la vie comme il étreint la mort.

Le sang des filles de Julie Nakache est aussi celui des femmes et des mères. Dès le premier poème, le lecteur entrevoit qu'aucune de ses énigmes ne sera résolue. Le sang n'a de visage que dans l'imaginaire. Un imaginaire inaugural avec des aiguilles traversières qui cicatrisent des liens dans le tissu sans cesse à remailler de l'histoire où la vie se débat. "Point avant / Enfanter le vent / point arrière / s'offrir aux pierres / caresser l'ombre / dompter le fatal", écrit l'auteure. Faire naître a-t-il donc si peu de consistance qu'il n'en reste que rumeurs venteuses ? Cependant que le fatal s'impose comme seule vérité tangible et indomptable ? Ce fatal fœtal déjà là ante partum depuis les commencements... Les ventres sont d'improbables demeures où "le cœur le sang la peau" virent au noir. Les mots n'y peuvent rien quand la mémoire s'oublie. Quant à la "fille [qui] saigne sur le seuil", qu'elle s'apprête à sortir ou à rentrer, à moins qu'elle y soit figée par ce qui la hante, le lecteur lui-même hanté fût-ce à bas bruit en ses entrailles, aura, pourquoi non, la tentation de la faire disparaître... À quoi bon s'embarrasser de la mauvaise herbe ! On ne l'a pas désirée. On ne l'a pas voulue.

Comment, dès lors, s'affranchir des chimères ? "Quels lieux écrire pour chasser l'ombre ?" Ils sont si fragiles, si morcelés jusque dans les gestes qui les accompagnent depuis plusieurs générations. En essuyant les tables de cuisine, en corrigeant les plis dans les armoires à linge où le temps a ses végétations, en reprenant les ourlets des enfants "grandis trop vite". Ces gestes-là, des mères penchées sur l'ouvrage des jours et la mémoire des guerres. La dernière notamment. "Omaha Beach Utah Beach". Le front des fracas et le "front de l'amour en première ligne du désir". Une femme rencontre un Américain et le sang de la vie triomphe du sang de la mort. "et sur les cadavres [il] fait pousser des fleurs". Habite-t-elle "les mythes les légendes" quand elle danse au milieu du chaos ? Est-ce là la conjuration du sang, forcément trouble dans la marche qui fuit les épouvantes ?

Le lecteur imagine une aïeule et ses récits dépliés en disant "l'amour plus fort que la mort". Elle le disait encore au bord du dernier souffle. Il se joue des ciels et des mers, des terres qui meurtrissent les corps. Blue Train, écrit Julie Nakache bercée par les notes bleues de Coltrane et le marteau des mélancolies. L'azur est trop lourd à porter quand les mères meurent. Le sang se change en suint et la mémoire des abandons titube. Restent les mots. Ils ont des aiguilles et du fil pour [courir après la vie]. Leur incurable retard comblera, qui sait, ça et là, quelque manque dans le vide.


Vingt images de Diego Arrascaeta dont huit en pleine page coconstruisent ce livre qui attise les tréfonds obscurs du lecteur. Le noir y est souvent mis, en larges aplats ou en griffures autour des corps et des visages. On y pressent des tourmentes élémentaires, des obsessions matricielles, des pertes et des restes, des hautes solitudes. Voilà une œuvre puissante au sein des énigmes fondamentales, humaines, terriblement humaines.

 

Extraits : 

 Se sentir si vivante

qu'on pourrait mourir là

à bout de souffle à bout de bras

sans chercher jamais ce qu'on ne trouve pas

En nous

dans l'autre

dans ce que révèlent la joie et la peur

à jamais les mémoires tressées du sang et de

l'amour des mères

 

Rencontrer la terre ses paysages son histoire

*

Est-ce ainsi que l'enfance insiste ?

Est-ce ainsi que l'enfance résiste ?

La poussière du ciel

émaillée de souvenirs

retrace le langage perdu

à l'horizon d'un rêve

 

Épousseter les cris d'enfants

et ranger son chiffon

 

Qu'est-ce qui croît en elles

quand le monde fane ?

*

Pourquoi faut-il que les mères meurent ?

 

Mères et mer liées

rejoindre leur histoire leurs humeurs leur suée

leur sang

se mêler aux larmes salées aux premiers

chagrins au goût du monde

se laisser emporter sans naviguer car la vie est

peut-être     aussi     cet après-midi sur

une plage

où l'on se noie dans l'infini d'un bleu

 

fixer l'horizon

                        à perte de

                                            démesurément

 

comme on avorte de l'enfant.

 

Le sang des filles de Julie Nakache est un livre qui dure longtemps. Il est publié aux éditions Exopotamie dans la collection Écumes et compte 65 pages. Il coûte 16 €. 

 

Chez le même éditeur, l'auteure a aussi publié Entre chiens et louves dont vous pouvez lire la chronique ici-même.  

mardi 15 juillet 2025

Sara Bourre, Chambre 908


Les "fenêtres qui ne s'ouvrent pas" ont parfois le regard plus pénétrant que les fenêtres qui s'ouvrent. Quand elles donnent sur une chambre d'hôpital, "la saturation de la lumière" altère peut-être la saturation de l'oxygène dans le sang. Des mouettes "regardent à travers la vitre" de la chambre 908. Elles ont "l'œil grand ouvert" sur le corps du malade. Parfois, il vire au noir comme les humeurs et les suints. Comme les rêves remontés des vieux puits sans margelle et les chiens de mauvais augure. 

Chambre 908 de Sara Bourre est un récit étoilé à deux voix entre un père au bord de la mort et sa fille. Dans la plus haute solitude. Existe-t-il encore un lieu pour les accueillir ? Où la lumière ne ferait pas de l'ombre ? Ah ! C'est que la mort est "un grand navire" tourmenté. Sa cale grouille comme un ventre corrompu et le chemin vers le pont se dérobe aux derniers désirs. La fille ne peut rien contre le naufrage "et les longues femmes toutes blanches qui s'approchent". Alors, en ses "chevauchées-morphine", le père devient capitaine au-delà des eaux troubles. Quelques souvenirs se rassemblent, qui ne tiendraient pas sans leur part inventée. Ainsi cette corrida sous [le soleil gorgé de sang] à Madrid. Avec cette image dont Federico García Lorca eût fait son miel : "le frère balance la lune aux flancs blêmes des chevaux". Les mémoires ante mortem et post mortem ne gardent ni lignes ni cap. Est-ce ainsi que l'arène madrilène se retrouve à Clermont-Ferrand, le long des rives pentues de la Tiretaine ? "L'enfance douloureuse" a ici bien des ressacs et le mystère du père grandit. Les cendres de l'urne funéraire rappellent des sables anciens où les doigts farfouillaient.

Après leur dispersion, les carnets de rêves du défunt ont "le tranchant du vertige" plus acéré. La toute-puissance imaginaire, comme dans le "Rêve du 31 octobre 1991", incarne-t-elle une résurrection ou une ressuscitation ? Autrement dit, la mort y est-elle effective ou apparente ? Et, surtout, qui est ce "on" organisateur de la dramaturgie ? "Les décors un à un s'effondrent / le ciel se détache du sol", écrit la narratrice. "Le temps plié en quatre" s'épuise à y durer... Les décors sont peut-être des décorps inaboutis, forcément inaboutis. Ante partum déjà, ils sécrètent leurs chimères.

Elles sont cosmiques comme la découverte d'un "trou noir, fils d'une étoile explosée". Et l'imaginaire du rêveur, porté par la naissance du trou noir consécutive à un "effondrement de matière", retourne à son enfance peuplée "d'acrobates funambules... sur un câble à 40 mètres du sol". Le noir du trou noir et le blanc des habits blancs des funambules tiennent ensemble l'illusion du vide et de plein sans cesse recomposée. "Je n'ai pas de corps à troquer contre la vision pure de l'absence", constate la fille en peine avec son deuil. Les fleurs fanent dans la Tiretaine. Le réel est si lourd à porter. Les rêves de fêtes foraines du père ne sauraient l'alléger. Elles n'ont pas l'assurance de quelque grande roue juchée entre deux montagnes. Elles disent les fragilités labyrinthiques du dehors et du dedans. Et l'empêchement inaugural de toute lucidité.

Extraits :

 

Au bout du couloir le frère penche comme un arbre malade

je crache noir dans la cuvette blanche

le café bu trop vite, pris dans l'odeur âpre du désinfectant

dehors la pluie est incessante

elle frappe dru contre les carreaux nocturnes de ta chambre

aucune mouette n'a osé approcher 

 

Je pourrai apprendre à chanter

par ta voix

une langue étrangère me ferait oublier

la mécanique froide des aveux

la rétention du vent dans la chambre

le bruit des machines dans la nuit

 

Tu disais,

les oiseaux bleus nous traversent comme un vent de mer

et c'est l'autre pays déjà.

 

Au jeu toujours improbable des intertextualités, nous pouvons rapprocher Chambre 908 de Sara Bourre du récit pareillement étoilé de Brigitte Giraud,  Des ortolans et puis rien. Avec cette interrogation récurrente de la construction et de la déconstruction du manque, dans le corps et hors lui.

Chambre 908, poignant en ses étoilements, ne laissera pas le lecteur indifférent. L'ensemble compte 113 pages et est publié aux éditions Le Castor Astral. Il coûte 15 €.

 

Sara Bourre est également l'auteure de À l'aurore, l'insolence, préfacé par Hubert Haddad aux éditions du Cygne. 

samedi 12 juillet 2025

Mimoza Ahmeti, Pauvres notions


Pauvres notions
de Mimoza Ahmeti interpelle d'emblée le lecteur. Les notions sont floues dans l'expérience de vivre. Leurs contours se perdent au fil des perceptions, des émotions, des sentiments. Mais que signifie leur pauvreté ? Peut-être faut-il la lier à l'ignorance fondamentale de l'humain qui le conduit sans cesse à réinterroger la pensée première, dans l'éprouvé des jours. Ainsi, parfois, les notions tantôt jointes et tantôt disjointes deviennent des concepts. C'est là tout un travail de la volonté agissante.

Mimoza Ahmeti se révèle donc autant philosophe que poète. Son texte La chose contient et déborde toutes les interrogations de l'auteure. Dans toute chose et autour d'elle, en sa substance et en son essence, s'expriment aussi bien le besoin que le désir. Une beauté, qui sait, advient, traversante "comme la passion du silence". Mais dans le dénuement de la pauvreté inaugurale. Où s'exercent l'esprit et la main depuis les commencements.  

Qu'en est-il alors de la Matière mystérieuse ? Est-elle animée par un souffle majuscule, qui lui préexisterait ? Adepte de l'oxymore, Mimoza Ahmeti considère le saisissement des corps par les corps, pour aimer et pour tuer, comme "un amusement sanguinaire". Puis elle dit cela, qui résonne longtemps : "regarde dans mon visage". Le visage, selon Lévinas, est ce qui apparaît en premier de l'homme. Mais il est ici sans signe ni trace ni mémoire. Toute interprétation mènerait à des "castrations" des sens, à une dépossession de l'infini. 

Alors que l'esprit est "si lourd". Les tumultes ancestraux qui le taraudent accouchent de "figures symboliques... fantomatiques". L'imaginaire s'en ressent et peine à [tricoter le langage]. L'un des plus longs déplis de l'ensemble, Des étoiles dans la bourbe existentielle, offre peut-être une issue à cet empêchement. Une issue mythologique. La bourbe, voire la fange, y est propice, le "pauvre ciel humain" aussi. Les étoiles anthropomorphes accèdent à la puissance divine avec "leurs bras métalliques" et "leurs épaules de bronze". "Terriblement jeunes", elles ressuscitent l'ancienne très ancienne forge des métamorphoses où le grand combat de l'amour et de la mort [ravive les âmes exténuées]. Est-ce à dire que la lumière enfin se révèle à l'homme dans le creuset de l'Histoire majuscule ? Y a-t-il un dessein et un destin pour les âmes ? Qui serait pré écrit ? Pour gagner la pureté et la vertu ?

Mimoza Ahmeti pose toutes ces questions suffoquées parce que personne ne peut y répondre. Dans l'inextricable écheveau de l'inconnaissable, il y a ce que l'on sait ne pas savoir et ce que l'on ne sait pas ne pas savoir. "Moi je baise mes manques et deviens immortelle... Sur mes propres faiblesses j'appose un baiser..." S'exprime là un peu de sagesse, favorable à quelques touches d'humour, de dérision où affleure souvent le non-dit fataliste qu'on retrouve souvent sous les plumes de l'Europe centrale. Mimoza Ahmeti est albanaise et l'Albanie était jusqu'en 1991 l'une des plus grandes forteresses vides de la planète. Alors, même pour dire la gravité, certains titres se font légers. Quel âne tu es, ça va sans dire ; L'aéroport du cœur ; Je suis fou de Campari

Ah ! Être fou du Campari comme Dalí était fou du chocolat Lanvin ! Il paraît qu'Hemingway en raffolait. Le Campari est un sésame joliment citronné pour trouver son chemin jusque dans le "gigantesque supermarché" qu'est l'Amérique. Avec une pointe d'ironie, ça ne peut pas faire de mal.

Extrait :

La valse de la feuille

Les gens sont un mariage de signes,

qui peuvent vous attirer ou vous laisser impassible. 

À moi, ils ne racontent pas grand-chose,

c'est pourquoi j'ai pris le risque de dire...Pauvre de moi...
j'aurais pu vivre, peut-être ai-je vécu,

pendant que j'écrivais...

 

D'ailleurs,

la trace et mon chemin sont bien différents et lointains... 

Les entendements vibrent sous les mots

que la force de la vie unit dans l'Ego,

le secouant, le renforçant, l'atténuant, Oh,

en y trompant l'âme...

 

L'Ego et moi-même sommes encore loin l'un

de l'autre,

même mon chemin est si loin d'eux...

Le signal que j'émets est vrai ou faux

pour celui qui le saisira...

La grille logique donne à l'un la paix pour donner à l'autre

panique...

 

Les images de l'ensemble sont de la main de l'auteure. Pauvres notions de Mimoza Ahmeti est publié aux éditions L'Incertain. Il compte 88 pages et coûte 14 €.